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GemmeRizmo Jarbé

l’inventeur de la danse de l’A-Mort.

jeudi 14 décembre 2006, par Nak’hua Thorp

Rares sont les elfes sylvains non mages qui trouvent grâce aux yeux de l’historien elfe noir moyen. La plupart des personnages marquants de ce peuple elfique, le plus important en nombre de toute la terre de Fangh, sont entrés dans l’Histoire en inventant un procédé révolutionnaire pour lisser les cheveux ou un nouveau format de flûte. Pas Rizmo Jarbé. Pourtant bien mal parti pour sortir de ce moule navrant, car destiné à la danse depuis son plus jeune âge, il sut se forger un caractère pour devenir un guerrier redoutable. Comme disait fort justement ma grand-mère Preyda, "l’elfitude mène à tout, à condition d’en sortir".

Contemporain de la chute de l’empire Moriac, Rizmo était l’unique fils de Nureyël et Sofigyemme, qui étaient chacun le digne héritier d’une longue lignée de danseurs. Pour autant, il n’était pas enfant unique, puisqu’il avait cinq sœurs plus jeunes que lui. De ces sœurs, tout ce qu’a retenu l’Histoire, c’est qu’elles dansaient, et dansent peut-être encore, avec la grâce du cygne et la légèreté du roseau. Sans doute des voiles brodés d’étoiles soulignent-ils l’extrême beauté de leurs gestes en ondoyant dans l’aube naissante. Sans doute leur chevelure d’or embaume-t-elle la framboise cueillie à la main sous la pleine lune. Et sans doute vais-je ici faire une pause pour aller vomir.

Le jeune Rizmo faisait honneur à son sang (ou à son rang, je ne sais plus). Tout comme son père, son grand-père et ainsi de suite sur une dizaine de générations, il possédait un don inné pour la danse. A quinze ans, l’âge où les filles sont gentilles et redoutent les amants, il chaussait tous les jours ses chaussons de danse et enseignait son art à d’autres jeunes elfes. Sa famille voyait déjà en lui le futur grand maître de danse de la forêt de Schlipak. Mais Rizmo était un adolescent rebelle, comme le sont souvent les garçons elfes [1], et il commit un jour l’acte irréparable qui changea son destin à tout jamais.
Il quitta la forêt pour aller cueillir des framboises de l’autre côté du fleuve.

Chez les elfes sylvains, on ne déconne pas avec les framboises. C’est un fruit qui se cueille uniquement de nuit, par temps dégagé, de préférence à la pleine lune, et avec une lame en argent [2]. Et on reste dans la forêt. Un framboisier qui pousse loin des arbres ne peut donner que des fruits impropres aux nobles applications que sont le crumble elfique ou les soins capillaires. De la framboise à bière, en définitive. Rien que pour emmerder le monde, Rizmo vola une barque elfique par une nuit d’averse, pour aller cueillir les framboises des terres sauvages de Kwzprtt. Comme tout bon elfe sylvain, il n’avait emporté aucune lumière, faisant confiance à sa nyctalopie naturelle. Sauf que ce don ne sert à rien quand la nuit est vraiment noire, sans même l’obscure clarté qui tombe des étoiles. C’est ainsi que, tâtonnant pour trouver des framboisiers, Rizmo se prit les pieds dans une toile de tente. La tente où dormaient des guerriers barbares qui chassaient l’orc dans les grandes plaines.

Au lieu de le tuer, les barbares, qui le trouvaient rigolo avec ses chaussons de danse, le gardèrent comme prisonnier pour lui faire faire leur popote. Ils lui donnèrent le surnom de Jarbé, qui en cardiac des plaines, signifie à peu près "p’tit gars qui sautille". Et de retour au village, ils l’offrirent comme esclave à Klaydbra, l’instructrice qui enseignait les rudiments du combat aux enfants [3].

Ce qui change complètement la donne, c’est que Rizmo, en pleine floraison de rebellitude à défaut d’acné juvénile sur sa peau laiteuse d’elfe sylvain, était ravi d’être parti au loin avec des gens dont la seule vue donnait la nausée à ses parents. Il accueillit sa nouvelle vie avec enthousiasme : oui à son nom de barbare (il se fit désormais appeler "Rizmo Jarbé"), oui aux "Crôm" scandés le soir au coin du feu, oui aux coups d’épée dans la gueule des mannequins en bois, oui aux bottes fumantes dont l’odeur éloignait les bêtes sauvages. La danse lui avait donné une parfaite maîtrise de son corps. Il la mit à profit pour développer dans son coin un style de combat bien à lui : la danse de l’A-Mort. Il avait inventé la toute première danse de combat non magique.

Quand Klaydbra le surprit, elle le traîna illico devant le chef du village. Sa technique avait des chances de faire des dégâts, mais ça restait de la danse, et danser sur le champ de bataille sans attendre la victoire, c’est offenser Crôm à coup sûr. Le chef dit donc à Rizmo Jarbé que c’était bien joli, son truc, mais qu’ici, on était chez des barbares sérieux et qu’il était prié d’arrêter de se la jouer, faute de quoi quelqu’un se dévouerait bien pour lui abattre un gourdin sur la tête. L’adolescent se dit alors qu’en fait, la plaine des barbares, c’était aussi pourri que la forêt de ses parents, et il s’enfuit du village dès la nuit suivante. Au premier ruisseau rencontré, il jeta au loin ses bottes puantes, se rinça les pieds et remit ses chaussons de danse.

S’ensuivirent quarante ans d’aventures dans toute la terre de Fangh. Au début, Rizmo Jarbé tenta de faire valoir ses talents de danseur, mais c’était un mauvais argument de vente auprès des employeurs, qui se fichaient bien de la grâce des mercenaires qu’ils embauchaient. L’elfe se résigna donc à se présenter systématiquement comme guerrier. Le plus dur était encore de supporter stoïquement les moqueries des autres aventuriers devant ce combattant en chaussons blancs, jusqu’au premier combat, où ça rigolait moins, d’un coup. Rizmo Jarbé accumula l’expérience et les trophées. Il était à son meilleur contre les peaux-vertes, dont les tambours de guerre lui donnaient le rythme pour sa danse de l’A-Mort. Et puis un beau jour, sans raison [4], il décida qu’il en avait marre et qu’il rentrait chez lui.

Devenu un elfe adulte, digne et sans doute un peu chiant, Rizmo Jarbé consacra le restant de ses jours à enseigner la danse de l’A-Mort dans le village de son enfance. Les adeptes de cette redoutable danse de combat sont pourtant peu nombreux à travers la terre de Fangh. Apparemment, le vieux maître, facétieux à ses heures, a toujours pris un malin plaisir à renvoyer ses disciples dans le vaste monde en les faisant passer par le Chemin de l’Oubli. Il paraît même que l’un d’eux a appris son art six fois de suite avant de se rendre compte qu’il y avait un truc qui clochait [5]. C’est une façon comme une autre de sélectionner ses successeurs : on enseigne à tout le monde, en encaissant le paiement qui va avec, mais seuls les disciples assez malins pour éviter le piège gardent la technique en mémoire.

Les chaussons de danse de Rizmo Jarbé sont considérés comme une sainte relique par les elfes sylvains. On n’a jamais prouvé qu’ils possédaient un quelconque pouvoir magique, mais leur renommée suscite une grande admiration de la part des elfes. Après, c’est au propriétaire de décider s’il a envie que les elfes l’admirent ou pas.

Nak’hua Thorp


[1L’adolescence chez les elfes dure environ cinquante ans. Ça permet de bien se lâcher dans la rebellitude, par exemple en partant sur les routes avec le clan de Bomotar ou dans les donjons avec des compagnies d’aventuriers, avant de devenir un elfe adulte : digne et chiant.

[2Cette dernière est uniquement décorative. Tout le monde sait qu’il n’est nul besoin de couper la tige pour cueillir une framboise.

[3Et dont le chef du groupe était amoureux. Donner à son aimée un esclave plutôt qu’un coup de gourdin, c’est fleur bleue pour un barbare.

[4Des sources moins officielles que les autres avancent l’hypothèse que le sort de Bénédiction du Cordonnier lancé sur ses chaussons commençait à ne plus faire effet, qu’ils étaient en train de s’user et que c’est la honte pour un elfe de se trimballer en chaussures défraîchies.

[5Il avait payé six fois l’enseignement du maître, bien sûr.