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GemmeLa Nuit Du Paladin

mercredi 11 janvier 2017, par Siegmund Krönfeld

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Le soir tombait sur la ville de Glargh. Les derniers rayons du soleil allaient s’abîmer derrière les collines et les premières vapeurs de la brume nocturne commençaient à monter du fleuve Elibed, et à s’insinuer dans les ruelles de la ville basse. Dans la ville haute, l’Académie de Magie et Sorcellerie distillait ses lueurs iridescentes et pulsait des vibrations des sorts plus ou moins bien effectués par les apprentis préparant leurs examens. Au loin, le dernier étage d’une tour de mage rougeoyait et fumait : quelque chose de vilain se préparait sans doute…

Un homme sortit de l’Auberge des Trois Gobelins et s’enfonça dans les ruelles de la ville, emmitouflé dans sa cape pour se prémunir de la fraîcheur humide de la soirée. Un regard attentif eût noté la joue mal rasée et l’œil vitreux de quelqu’un qui sortirait du lit, ainsi que l’étrange gambison que l’on pouvait apercevoir, mais nul n’aurait pu réaliser que la personne qui les croisait d’un pas pressé était un fidèle de Dlul, dieu du Sommeil et de l’Ennui. Et pourtant, c’était bien le Paladin qui se hâtait dans les rues de la ville, car il était en retard. Ce qui expliquait d’ailleurs son air hagard et sa tenue, puisqu’il avait simplement sauté dans ses bottes après s’être vaguement frotté le nez avec un peu d’eau claire. Heureusement que le clergé de Dlul pourvoyait ses paladins des célèbres Gambijamas afin de passer le plus rapidement possible du repos à l’action, et surtout vice-versa. Notre héros pressait donc le pas, car il était investi d’une mission. Cette nuit-là, comme quatre jours par semaine pendant six mois, il était garde de nuit dans la Manufacture des Oreillers et Édredons Sud-Fanghiens, située à la limite du quartier marchand.

S’il s’était retrouvé là, c’était suite à un malencontreux concours de circonstances. Après sa déconvenue avec Norelenilia de Nilnorelinor et son naufrage subséquent dans le vin, Picrate, dieu des spiritueux, l’avait à son tour trahi en l’affligeant de la Malédiction du Déséquilibre Éthylique. Sûrement poussé par Mankdebol, il avait titubé et chu dans un vaisselier garni de cristaux de Gibbelheim et de porcelaines fines de la Région. Et pour couronner le tout, le meuble lui était retombé dessus, lui luxant l’épaule et lui écrasant une cheville, l’immobilisant au lit quelques semaines. L’aubergiste, dont la bonne composition n’était pas totalement occultée par le sens des affaires, avait accepté de lui faire crédit le temps qu’il soit remis. Ensuite, il devrait rembourser l’intégralité des sommes dues, qu’il s’agisse de la vaisselle brisée (laquelle était pourtant assurée auprès de l’Alliance Glarghienne d’Assurances) ou des frais de gîte et de couvert. Il avait même distrait quelques minutes un garçon de courses de ses occupations habituelles pour aller quérir un vieux prêtre de Dlul qui passa au chevet du blessé aussi souvent qu’il put. Il faut dire que l’aubergiste avait fait installer dans la chambre un fauteuil plus confortable que les austères cathèdres de la salle capitulaire, aussi le vieil ecclésiastique passait-il une bonne partie de son temps à dormir plutôt qu’à s’ennuyer dans son temple.

Pendant ses périodes d’éveil, cependant, il discutait avec l’aspirant-paladin en proie au doute et le réconfortait. Dlul, disait-il, était sûrement derrière tout ça. Bien entendu, Il n’intervient jamais lui-même, cela le fatiguerait trop, mais il est fort possible qu’il se soit entretenu avec Picrate et Mankdebol afin que Son disciple revienne sur le droit chemin. Après tout, rester cloué au lit n’est-il pas une des meilleures manières de L’honorer ? Soit l’on dort, soit l’on s’y ennuie. Le jeune homme se sentit revigoré par les sages conseils du vieillard, mais un doute l’étreignait toujours : était-il bon aux yeux de Dlul qu’un de ses paladins eût à travailler, fusse pour rembourser une dette contractée pour Sa plus grande gloire ? Après tout, Oboulos n’était-il pas le pire ennemi de Dlul ? Tout ceci méritait réflexion, et le vieux prêtre somnola au moins deux bonnes heures avant de répondre.

« Je ne crois pas que Dlul voit ça d’autre chose que d’un œil endormi, reprit l’ecclésiastique après avoir baillé d’importance. Après tout, il faut être réveillé pour pouvoir dormir, et s’activer pour appréhender les vertus de l’ennui. Cependant, pour déjouer les ruses d’Oboulos, je te conseille, si cela ne te fatigue pas trop, de faire passer ton activité par les Trois Cribles de Fulbert le Paresseux. »

« Les Trois Cribles de Fulbert le Paresseux ? » demanda l’aspirant-paladin, dont l’assiduité aux cours de tédiologie pratique avait été passablement réduite, ceux-ci ayant eu lieu à l’horaire indécemment matinal de onze heures du matin.

« Oui, les Trois Cribles de Fulbert le Paresseux :
Ce travail interdit-il de dormir ?
Ce travail demande-t-il des efforts ?
Ce travail est-il intéressant ?
Si les trois réponses à ces questions sont négatives, ce travail aurait de grandes chances d’avoir les bonne grâces de Dlul, si cela ne le fatiguait pas de les accorder. »

Armé de ces précieux conseils, le jeune homme, dès son rétablissement, se mit en quête d’un travail afin d’honorer à la fois sa promesse à l’aubergiste (qui détenait sous clé son armure et surtout sa Plume Bénie du Saint Edredon d’Aldebert le Ronfleur) et son vœu au dieu de l’Ennui. Et le moins qu’on puisse dire était que les trois cribles étaient sévères. C’est ainsi qu’il refusa un poste de livreur de petits déjeuners dans la plus grande boulangerie du quartier noble (on lui demandait de commencer à cinq heures trente du matin), un emploi de débardeur sur les quais (il aurait dû porter des sacs de farine pendant toute la journée) et (à grands regrets) une position d’assistant-changeur auprès des danseuses la Bayadère Lascive, un établissement reconnu dans certains milieux pour la plastique de ses artistes. Il commençait à désespérer, et l’aubergiste à le menacer de porter ses affaires chez un prêteur sur gages pour être remboursé, lorsque la chance lui sourit enfin.

L’hôtelier l’avait trainé au Salon Bisannuel de l’Objet de Taverne et du Mobilier d’Auberge en lui jurant que c’était la dernière chance pour lui de trouver du travail, et que s’il n’en trouvait pas, il le dénoncerait à la milice comme mauvais payeur, qu’on l’enverrait au bagne pour ça et que de casser des cailloux toute la journée n’était pas la pire chose qui puisse lui arriver là-bas. Le jeune homme se demandait bien ce qui pouvait être pire que de casser des cailloux de l’aube au crépuscule, mais il n’osa pas le demander, craignant que son hôte ne mette sa menace à exécution sans même attendre la dernière chance qu’il venait de lui proposer. Il se força donc à être debout à l’heure dite, et accompagna l’aubergiste dans l’ancienne Halle aux Grains qui hébergeait le rassemblement. Le vacarme et la cohue y étaient indescriptibles, et l’on croisait de tout : des brasseurs nains de Milluej qui venaient écouler leur cargaison de bière aux barbares repentis se vendant comme videurs en passant par un vendeur de viande de sanglier accompagné d’un troupeau de ces animaux, parce que c’est mieux de voir la bête sur pied avant d’acheter mon bon monsieur, et des marchands d’esclaves vendant des créatures plus ou moins vêtues pour des usages divers et variés. Et au milieu de tout ce bruit et de cette fureur, il eut la révélation.

Cette révélation prit la forme d’une jeune fille aux grands yeux encadrés de sages tresses, à la bouche triste et aux épaules couverte d’une capeline, qui trônait au milieu de piles d’oreillers. Ç’aurait été le message idéal que Dlul aurait pu lui envoyer, si cela n’avait pas causé un retard dans Sa sieste quotidienne… Au dessus du stand était étendue une couette sur laquelle étaient brodés ces mots :

Manufacture des Oreillers et Édredons Sud-Fanghiens
Fabriqués à Glargh depuis 1863

Prenant son courage à deux mains, il s’approcha de la table sur laquelle la jeune femme était délicieusement affalée. Elle gratifia l’arrivant d’une ravissante moue et d’un regard morne qui le toucha au plus profond de l’âme.

« C’est pour quoi ? » demanda-t-elle d’une voix délicieusement traînante.

Il fallut quelques instants au jeune homme pour reprendre ses esprits.

« Jaba, Javeu, Et vien boila, mamedoiselle, il se prouve que je cherchunamploi… »

« Vous quoi ? »

Et le paladin de partir dans une grande explication embrouillée où s’entremêlaient des reines des cribles, de la vaisselle elfe et un emprunt à rembourser pour se payer un polochon. La jeune fille le regardait d’un œil de plus en plus circonspect quand apparut derrière le comptoir un vieil homme moustachu, à la bedaine avenante et au sourire commercial.

« Dlul ? Mais bien entendu ! Je suis le fournisseur attitré du clergé de Dlul de Glargh depuis au moins vingt ans ! (ce qui était bien entendu faux : le clergé de Dlul ne se fatiguerait pas à distribuer des titres de fournisseur, fusse pour des oreillers et des édredons). »

L’homme se saisit de la main de notre héros et la secoua vigoureusement :

« Gérard Rivauchel, directeur de la Manufacture. Que puis-je faire pour vous mon bon ami ? »

Même question, mêmes explications, en un peu moins embrouillé, mais en un peu plus haché, le paladin se retenant de ne pas hurler entre chaque phrase : à tous les coups, son interlocuteur lui avait au moins brisé deux phalanges.

« Un emploi ? Oboulos me damne ! Un fidèle de Dlul qui cherche du travail… »

L’explication des Trois Cribles, du vœu et un résumé de l’histoire, répété une troisième fois, mais de façon presque intelligible ce coup-ci, fit passer le camelot d’un état de franche surprise à un état de semi-incompréhension.

« Alors si j’ai bien compris, vous avez besoin de rembourser la Reine des Elfes parce que vous étiez amoureux de l’aubergiste, et vous cherchez donc un travail ennuyeux mais pas fatigant. »

Ici, il fit une pause, et notre héros allait l’interrompre pour dire qu’il ne s’agissait pas de la Reine des Elfes, lorsqu’il reprit.

« Eh bien voyez-vous, mon gars, j’ai une proposition qui devrait vous plaire… »

Et c’est ainsi que l’affaire fut conclue : le jeune homme travaillerait comme veilleur de nuit de troisième classe dans les entrepôts de la Manufacture à raison de cinq nuits par semaine, et en remplacement du vieux Gédéon, qui continuerait d’effectuer les week-ends, la direction n’ayant pas le cœur de le mettre à la porte après plus de quarante années passées à veiller, et bien qu’il soit à moitié sourd. Le vieux Gédéon avait cette immense qualité d’être un insomniaque chronique.

Cette situation convenait à tout le monde : le Paladin qui avait enfin un travail ou, comme il l’appela rapidement, une Sainte Mission, qui lui ramenait vingt-cinq pièces d’or par semaine, et Rivauchel se frottait les mains de ne pas payer son nouvel employé au tarif de nuit, et de mettre fin au contrat des intérimaires ogres, faisant ainsi l’économie du Forfait Alimentaire Quotidien obligatoire et proratisé en fonction de la race (les ogres et les semi-hommes ayant les plus forts taux – ce qui explique à quel point il est exorbitant de se payer les services d’un cambrioleur semi-homme de nos jours).

Et voici que notre héros se retrouva donc à courir à travers les ruelles de Glargh pour ne pas arriver en retard. Raymond Chouclard, le responsable du personnel de la MOESF, ne plaisantait pas avec les horaires et ne manquait pas de noter chaque minute de retard des employés avec la systématicité d’un ranguzol. Le paladin espérait également revoir la demoiselle qui lui avait fait chavirer le cœur au Salon parmi le personnel qui se hâtait de sortir des ateliers au moment où la trompe sonnait la fin du quart de jour. Mais la jeune fille était juste une intérimaire embauchée pour faire bonne impression sur le salon et ne travaillait pas pour la Manufacture, mais ni Chouclard, ni Rivauchel n’avaient averti le jeune homme, sentant à quel point sa motivation à venir travailler était liée à son espoir de la revoir.

Comme à son habitude, il scruta la foule qui sortait de la grande porte de la manufacture, sourd aux commentaires des petites mains affectées à la matelasserie de luxe, qui le trouvaient plutôt mignon bien qu’un peu mou, et se permettaient quelques remarques égrillardes sur son attitude supposée sous une couette. Il se pressa ensuite vers le poste de garde pour y récupérer son matériel : un fort gourdin de noyer et un cor d’alarme. Ce dernier était plus décoratif qu’autre chose : le poste de milice le plus proche était à environ une vestre, et à supposer que le son du cor y fût entendu, il est peu probable qu’une force suffisante se déplace jusqu’à la manufacture pour la défendre en cas d’attaque. Quant au gourdin, il s’agissait d’une mesure élémentaire de sécurité : pendant la première nuit, le paladin, qui avait apporté sa hallebarde, avait passé son temps à surveiller qu’elle ne tranche pas les différents câbles, sacs et toiles pendus ou tendus un peu partout dans les ateliers. Une arme contondante, courte de surcroît, évitait la plupart de ces problèmes. Il prit également une lanterne sourde sur le râtelier. Les flammes vives étaient bien évidemment à proscrire dans les ateliers pour des raisons similaires aux armes tranchantes. Un atelier de nappes et serviettes avait ainsi été ravagé par les flammes suite à une bêtise semblables d’un veilleur de nuit. On racontait que le directeur avait utilisé le montant de l’assurance pour conjurer l’esprit du responsable de ce désastre dans un golem de paille afin qu’il rembourse sa dette à la société.

La première étape du tour de garde était invariablement le tour des bureaux pour vérifier que toutes les torches et lampes étaient bien éteintes. Là, le risque n’était pas tant l’incendie – les livres de comptes et carnets de commandes étaient systématiquement recopiés et la copie entreposée à l’autre bout de la ville – que les dépenses inconsidérées d’huile et de naphte qu’une lampe laissée allumée pouvait causer. Avant de rentrer dans le bâtiment, le paladin hurla la formule magique d’allumage de sa lanterne et fut réjoui de voir la lueur bleutée commencer à poindre. À l’extérieur, la lumière de la lune et sa vision nocturne naturelle (même s’il n’était pas à proprement parler nyctalope) lui suffisaient, mais l’intérieur des bureaux n’était pas assez éclairé pour qu’il y vît assez. En poussant la porte, il se rappela l’anecdote que le vieux Gédéon lui avait racontée pendant ses nuits de formation. Un vrai bavard, ce vieux Gédéon, qui avait presque une anecdote pour chaque pierre et chaque recoin de la manufacture. Un soir qu’il commençait sa ronde – c’était au moment de la fête des Pieds Humides – où M. Rivauchel donnait une petite réception pour tous les employés, il avait entendu du bruit dans un des bureaux au deuxième étage, juste à côté de celui du directeur. N’écoutant que son courage, il s’était rué dans la pièce… et s’était retrouvé nez-à-nez avec le chef comptable de l’époque en train de faire des Lafouneries avec une de ses stagiaires. L’affaire fit des gorges chaudes, mais nul n’intervint jusqu’à ce que certaines autorités ecclésiastiques fussent mises au courant, et qu’un clerc de Lhamaural ne déclarât solennellement que son dieu réprouvait de tels comportement sales, et que si des mesures n’était pas prises, un anathème serait jeté sur les produits de la manufacture. Aussi la stagiaire fautive fut promptement remerciée, et le chef comptable promu à un poste de chef de site dans la filiale chargée de la collecte du duvet d’oie, aux confins des terres de Kzrpwtt. Le vieux Gédéon ne savait pas qui était le plus à plaindre.

Mais ce soir-là, point de choses que Lhamaural réprouve dans les bureaux, ni de lampe allumée faisant partir en fumée l’huile et le budget de l’entreprise. Un instant, le paladin crut que quelque chose brillait dans le fond, mais il s’avéra que c’était un store mal attaché qui laissait passer un peu de la lueur de la Lune. Notre héros refixa le volet récalcitrant et sortit de la pièce qu’il referma à clé.

La deuxième étape de la ronde consistait à longer les ateliers pour rejoindre la volière. Le jeune homme s’engagea donc dans la longue allée assombrie par les hauts murs. Là, se dit-il, c’est l’endroit idéal pour me tendre une embuscade. Avec l’intérieur des ateliers eux-mêmes. Ou encore l’entrepôt de plumes, ce serait si facile de se cacher entre deux sacs de duvets. À condition de ne pas être allergique, comme ce bourgmestre de Waldorg, qui faisait rembourrer ses édredons avec un mélange de sciure et de cheveux fabriqué exclusivement pour lui. Suite à des accusations de corruption, il fut condamné comme le voulait la coutume à être badigeonné de goudron, roulé dans les plumes et sommé de quitter la ville. Le pauvre homme ne vécut pas assez longtemps pour dépasser les faubourgs, ni a fortiori apprécier l’ironie du sort qui voulut que le juge qui l’avait condamné tombe sous la même accusation quelques années plus tard.

Mais pour l’heure, il convenait d’être vigilant. Le vent, bien que léger, faisait néanmoins tinter doucement les câbles servant au transport de divers ingrédients, et le paladin bénit Dlul d’avoir fait inventer le gambijama doublé, car le froid commençait à tomber. Il serra son gourdin et progressa précautionneusement entre les bâtiments, tous ses sens en alerte. Il ne fallait pas se laisser surprendre, d’autant plus que des rumeurs couraient en ville sur des commandos d’elfes sylvains qui menaient des actions coup-de-poing contre diverses entreprises qui, selon eux, ne respectaient pas les fleurs et les petits oiseaux. Le paladin redoutait, bien que la direction déclare solennellement qu’aucun volatile n’était blessé lors de la récupération des plumes et duvets, que ces extrémistes aux oreilles pointues ne l’entendent pas de cette oreille et décident de mener un raid nocturne contre la manufacture.

Il semblait cependant que les amis des animaux ne soient pas décidés à faire entendre raison à la principale cause de déplumage des anatidés de l’ouest de la Terre de Fangh, et rien ne vint perturber la lente progression du veilleur. Celui-ci arrivait aux volières quand un lointain beffroi sonna pour annoncer le milieu de la nuit. Parfait, se dit notre héros, je suis dans les temps. La première nuit, lorsque le vieux Gédéon lui avait montré le trajet de la ronde, c’était à cette heure-ci qu’ils étaient arrivés, et le vieux gardien lui avait proposé une lampée « d’un truc qui vous r’met les idées à l’endroit ». À dire vrai, le breuvage lui avait plutôt retourné l’estomac, avec son goût oscillant entre la fraise pré-mâchée et le jus de poubelle. Mais il avait patiemment écouté le souvenir de l’ancien concernant les volières. En fait de souvenir, il s’agissait plutôt d’une légende, puisque tout vénérable que soit le vieux Gédéon, il n’avait pas connu d’invasions barbares. Ce devait être de ce genre de récits que l’on se transmettait de veilleur de nuit en veilleur de nuit depuis la nuit des temps.

Un beau jour (une nuit, en fait), un veilleur un peu moins consciencieux, ou un peu plus fatigué que les autres s’était endormi à l’endroit même où ils se trouvaient. Le paladin ne voyait pas vraiment où était le mal à cela, mais d’après les critères du vieux Gédéon, c’était l’abomination de la désolation. Bref, cette nuit là, alors que l’homme, accablé par le sommeil, rendait quelques minutes de culte à Dlul, les barbares entrèrent dans Glargh. À quel clan appartenaient-ils, cela importait peu, mais ces grosses brutes ne jurant que par la peau de bête ne respectaient rien, et surtout pas ce qui, à leurs yeux, pouvait représenter le confort, et donc la faiblesse. Une petite force avait donc passé le mur du côté sud de la manufacture, armée de lances, d’épées et surtout de torches, bien décidée à piller et brûler les lieux. Cependant, alors qu’ils passaient le long des volières, ils réveillèrent oies et poules hébergées là, qui se mirent aussitôt à cancaner, caqueter et s’agiter à qui mieux mieux. Elles firent tellement de tapage qu’elles réveillèrent, non seulement le veilleur qui eut le temps d’opérer un repli stratégique à toutes jambes, mais aussi les voisins, et d’alerter la garde, qui était plus active à l’époque. Ainsi le plan des barbares fut contrarié, et après une courte bataille (non pas que les barbares aient fui, mais l’histoire voulait que la moitié de la ville de Glargh vint se mêler au combat – on peut d’ailleurs voir une autre scène de cette légende sur les bas-reliefs de la Salle du Conseil de la ville, avec entre autres ce détail fameux d’une femme jetant une marmite de soupe à la tête du chef barbare qui rentrait dans la ville à la tête de ses troupes), la fabrique fut sauvée.

Une bien belle histoire, se dit notre héros en se relevant. La nuit n’était pas finie, et il restait à contrôler l’intérieur des entrepôts. Dans ces grands bâtiments, on trouvait tout ce qui était nécessaire à l’élaboration des produits qui faisaient la réputation et la gloire de la fabrique : grands sacs de plumes d’oiseaux venus des cinq coins de la Terre de Fangh, ballots de drap, de laine et de coton, bobines de fil, mais aussi plusieurs éléments destinés au nouveau projet ultra-secret de l’entreprise et qui, d’après les rumeurs allait révolutionner le sommeil. Le paladin se demandait tout de même ce qu’il pouvait y avoir de mieux qu’un bon matelas en jonchée (ou encore plus rare, en cuir), et surtout si les têtes pensantes n’étaient pas devenues folles en proposant de faire dormir les gens sur des bouts de métal. Il avait bien entendu les histoires racontées par les voyageurs venus de l’est, qui racontaient que loin, au-delà des mers, vivaient des gens qui dormaient sur des lits de clous, mais après tout, que peut-on attendre de bon de gens dont les oreilles sont tellement grandes qu’elles atteignent leur nombril ? Non, ces matelas à ressorts ensachés n’avaient, de son point de vue, aucun avenir.

Soudain, il sursauta. Quelque chose, du coin de l’œil, avait attiré son attention. Se retournant vivement, il tendit sa lanterne en direction de l’endroit d’où il lui avait semblé voir un mouvement.

« Qui va là ? » demanda-t-il de la voix la plus assurée qu’il put.

Un silence étouffant lui répondit.

Notre héros emboucha son cor. Il fallait qu’il ait le temps de sonner, si c’étaient les elfes naturalistes intégraux et s’ils étaient aussi doués avec leurs arcs que les récits d’auberge le racontaient : l’un d’entre eux aurait tranché la pointe de la moustache d’un capirol de la garde de Loubet d’une flèche tirée à plus de deux-cent pas de distance – aussi incompréhensible que pût être une telle attitude pour tout humain normalement constitué. Qui peut vouloir amputer la pilosité faciale d’un membre de la maréchaussée, si ce n’est un imberbe congénital notoire, par jalousie. Enfin c’est l’explication qui avait le plus souvent cours lorsque des cas similaires étaient rapportés, et l’on osait à peine imaginer quelle serait la réaction d’un nain ainsi humilié. L’ensemble des forêts de la Terre de Fangh risquaient de ne pas suffire à calmer sa hargne…

« Meow… »

Ce vieux sac à puces de Raminagrobis. Même s’il avait son utilité pour chasser les rats et autres rongeurs, sa propension à toujours venir faire irruption au moment le plus importun devenait fatigante. Le paladin soupçonnait d’ailleurs qu’il y avait plusieurs chats, vue cette capacité qu’il(s) pouvai(en)t avoir à rejoindre à une vitesse surféline les différents coins de l’immense entrepôt, mais comme il n’en avait jamais eu la preuve formelle, tout chat passant dans son champ visuel était pour lui Raminagrobis, du nom de l’énorme matou qui trônait dans sa jeunesse sur les genoux de sa grand-mère quand elle dormait dans son fauteuil, ou au coin du feu quand celle-ci tricotait…

L’animal s’éclipsa derechef derrière une pile de sacs remplis de cette pâte étrange que des caravanes remontaient à grand-peine des jungles d’Ammouka et que les indigènes, disait-on, tiraient de la sève d’un arbre local. La maison envisageait de commercialiser dans un avenir proche des lits utilisant les propriétés de résistance et d’élasticité du produit, mais une fois de plus, le paladin doutait que ces innovations remplacent les bons vieux matelas qu’il avait toujours connu.

Et la ronde reprit, les sacs laissant la place aux grumes de toutes les essences de bois que l’on pouvait trouver, du sapin noueux et plein d’échardes au noble chêne. Il y avait même les restes d’un majestueux tronc de boulorne argenté, qu’un prince haut-elfe avait fait amener pour s’en faire tailler un lit majestueux, et sur lesquels était attaché une notice de la main de Dindomiel, l’archiviste Meuldor de l’époque, spécifiant, dans cette calligraphie elfique aux longues volutes, que ce boulorne avait été déraciné par la grande tempête de 964. Ce certificat devait être présenté, et une copie faite par un clerc assermenté à chaque fois que le moindre éclat de ce bois était utilisé dans la fabrication (généralement la marqueterie) d’un lit sortant des ateliers Chouclard et Rivauchel, afin de n’être pas accusé de destruction de patrimoine protégé et d’être remis à la justice elfe. Ces derniers, en général peu enclins à recourir à la peine de mort, étaient d’une sévérité, voire d’une férocité peu commune lorsque l’on touchait à leurs arbres sacrés, et faisaient preuve d’un raffinement presque sadique dans les supplices. On avait entendu parler de braconniers peignés à mort, d’autres enduits de pâte de noisette et attachés en pleine forêt, pour être dévorés vifs par des écureuils…

Le paladin sortit enfin de l’immense bâtiment, et commençait à sentir ses paupières s’alourdir. Son tour n’était pourtant pas encore fini, il lui fallait encore terminer le tour du mur, derrière les ateliers, jusqu’aux quais où matelas et oreillers, après avoir été confectionnés, attendaient, enveloppés de toile de jute, que des norias de charrettes, carrioles et autres chars à bœufs les expédient, soit dans les succursales de l’entreprise dans toutes les villes majeures, soit jusqu’au grand centre de stockage de Chronotroll, qui se chargeait ensuite de les acheminer jusqu’aux consommateurs finaux. La livraison directe n’était pratiquée que dans de très rares cas, pour des pièces rares et des consommateurs prêts à payer le substantiel surcoût occasionné.

Il ne restait plus que quelques dizaines de mètres à parcourir quand une lumière apparut au bout de l’allée, faible et timide les premiers instants, mais grandissant à chaque instant. Non, ce n’était pas possible ! Le paladin se rua – mais tout est relatif – sur les derniers mètres du sombre passage, pour arriver dans la grande cour à l’instant précis où le soleil, passant par-dessus le grand portail, se mit à l’inonder de ses rayons matinaux.

Un coq chanta.

Le paladin, fourbu, rentra dans le poste de garde, mit au clou sa lanterne sourde après l’avoir éteinte, posa son gourdin et rependit son cor d’alarme. Un peu plus loin, le son d’une trompe annonçait l’ouverture des portes de la manufacture et la fin de son tour de veille.

Comme la veille au soir, il remonta le flot des ouvriers qui se hâtaient pour aller prendre leur poste, fendit l’attroupement des journaliers qui se pressaient pour voir s’ils ne pouvaient pas trouver quelque vacation de portefaix ou de balayeur, assurément plus agréables, si ce n’est mieux payées que leurs équivalents sur le port, aux abattoirs ou à dans l’une des tanneries, et s’en retourna d’un pas fatigué vers la taverne.

Glargh s’éveillait, et il allait se coucher. Plus qu’un jour et une nuit avant le week-end, la paie et la possibilité de dormir plus.