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GemmeLa Région

L’île des gens heureux.

mardi 17 mai 2005, par Nak’hua Thorp

Quelque part dans la mer d’Embarh, au large de Waldorg et du Tourderhin, se trouve un point chaud dans un courant chaud. C’est à cet endroit qu’a émergé une terre d’exception, bénéficiant d’un microclimat (chaud... hé oui) qui invite à la détente et au bien-être. Cette île, c’est la Région, un lieu unique [1] à visiter absolument. Recommandation valable pour tous, sauf pour le clergé d’Oboulos et les personnes qui ne supportent pas les voyages en mer.

La légende veut qu’en des temps reculés, Dlul ait élu cette terre pour y faire un petit somme de quelques siècles, et l’ait bénie d’un bâillement. Il y a sans doute une part de vrai dans cette histoire, au vu des archives du navigateur Flageolant qui la découvrit il y a trois cents ans. D’après son journal de bord, joliment illustré par le naturaliste Bouffon qui l’accompagnait, l’île était alors peuplée d’animaux qui n’auraient pas déparé dans le bois de Glandorn. Flageolant prit possession de l’île au nom de la dynastie des Vontorz, mais frappé d’un terrible manque d’inspiration au moment de la baptiser, il ne lui trouva pas d’autre nom que "Région" [2].

Le navigateur laissa sur place la moitié de son équipage, avec pour mission de préparer l’installation d’une colonie. Pendant ce temps, lui-même alla faire son rapport à son souverain. Il ramena avec lui des mammifères dont la vitesse de pointe ne dépassait pas trois mètres par heure, ainsi que de curieux oiseaux-culbutos, incapables non seulement de voler, mais aussi de marcher. Pour récompenser cette découverte, le roi le nomma gouverneur de la Région.

A son retour sur l’île, Flageolant, ne voyant ni construction humaine ni fumée à l’horizon, crut d’abord que ses hommes avaient péri. Il s’avéra finalement qu’ils s’étaient très sommairement installés dans un abri sous roche, où ils avaient passé les six derniers mois à honorer Dlul, se contentant de tendre un bras pour attraper quelque chose à manger lorsqu’ils avaient faim. Le climat exceptionnellement doux permettait aux plantes de pousser plus grandes, plus belles et plus chargées de fruits que n’importe où ailleurs. C’était la raison pour laquelle les animaux avaient évolué en Feignasses, et les gens semblaient suivre le même chemin.

Au fil des années, l’existence d’une terre miraculeuse où tout poussait sans effort finit par être connue à travers la terre de Fangh. De tous les ports, on vit partir des embarcations surréalistes, le plus souvent construites dans des arrière-cours par des candidats au rêve régional. La plupart des immigrants se perdirent en route, le plus souvent rejetés sur les côtes, parfois engloutis par les flots, mais nombreux aussi furent ceux qui arrivèrent à bon port. En l’espace d’un siècle, la Région se vit donc dotée d’une population comparable en nombre à celle de la ville de Waldorg, mais beaucoup plus cosmopolite. Les immigrants étaient issus de toutes les races, de tous les ports, de toute la terre de Fangh. Tous unis par le même rêve dlulien.

Il s’avéra cependant qu’une aussi petite île, même très fertile, ne pouvait pas nourrir autant de gens sans que ceux-ci ne fournissent un minimum de travail. La mort dans l’âme, les habitants défrichèrent les collines pour y planter des champs. Des charpentiers et des forgerons fabriquèrent des outils pour les cultivateurs, et petit à petit, la Région fut colonisée par le travail. Mais le travail à la régionale, qui est un concept fort différent des dogmes prêchés par le clergé d’Oboulos. Quel que soit son corps de métier, un Régional travaille rarement plus de deux ou trois jours par décade. C’est suffisant pour bien vivre.

De nos jours, la première chose qui frappe lorsqu’on débarque sur le port de Dlulville, c’est le nombre de personnes assises sur leurs talons devant les troquets, qui passent leur journée à vous regarder passer, sauf quand ils retournent au comptoir pour commander un verre. La vie suit son cours à un rythme que nous autres, gens du continent, avons du mal à comprendre. Les commerces régionaux, notamment, sont ouverts selon le bon vouloir du patron [3]. Pour un Régional, rien de plus naturel que de guetter soi-même, ou de faire guetter par un ami, le moment de l’ouverture pour aller faire ses courses. Pour quelqu’un d’un peu plus pressé, le problème est différent. L’épicier de l’Etang-Sans-Poules dont j’ai métamorphosé la porte en motte de beurre l’été dernier en sait quelque chose.

Il va de soi que le culte de Dlul est de loin le plus répandu sur l’île. Tous les habitants ou presque clouent un petit oreiller au-dessus de leur porte d’entrée pour s’attirer les bonnes grâces du dieu. Ce qui n’empêche pas les voleurs de prospérer, car à cause du climat doux, les portes et les fenêtres sont souvent ouvertes.
Les sanctuaires dluliens sont partout, des lieux de culte à ciel ouvert sur les grandes places aux petites niches à traversin le long des sentiers dans la montagne. Les Feignasses ont même investi quelques temples initialement construits par des fidèles d’Oboulos, une fois que ceux-ci, dégoûtés, ont définitivement quitté l’île. Les curieux pourront remarquer que les sculptures représentant des outils n’ont pas été détruites par les fidèles de Dlul, mais simplement recouvertes par des coussins.

Heureusement pour ceux qui, comme moi, aiment bien Dlul, mais cantonnent sa vénération au cercle privé et au lit, il y a bien des choses à voir et à faire dans la Région. Tout d’abord, les paysages sont magnifiques. Les habitants ont toujours laissé le relief et la végétation aussi proches que possible de l’état sauvage. Terrasser, défricher, c’est trop fatigant. Aussi peut-on se perdre dans les collines, admirer des ruisseaux et de jolies cascades, sans se rendre compte que des gens habitent à deux cents mètres. Depuis les plus hauts reliefs se dessine un panorama extraordinaire qui se déroule jusqu’à la mer. Et puis, il y a un petit volcan dans le sud de l’île. Aussi dlulien que les habitants, il crache trois panaches de lave et se rendort. Cet événement, qui se produit environ une fois par an, est l’occasion d’une grand fête au cours de laquelle on vend aux étrangers des tuniques brodées de la date du jour.

On peut également admirer le retour des bateaux de pêche au coucher du soleil (et acheter le poisson sur place, car les pêcheurs ne se déplaceront pas jusqu’au marché), visiter les plantations si on tombe dans les horaires d’ouverture, ou participer à un boeuf avec les musiciens locaux. Les Régionaux parlent de "cabaret", mais il ne faut pas s’attendre à y trouver des danseuses à paillettes avec des plumes dans le derrière. Il s’agit simplement de se retrouver à la tombée de la nuit, de préférence au bord de la plage, chacun avec son instrument. Dans 80% des cas, il s’agit d’instruments à percussion, probablement parce qu’entre un "poum" et un "tam", on ne risque pas la dissonance.

Comme parmi les immigrants, certains ne parlaient pas le commun, le parler de la Région s’est enrichi de mots d’autres provenances et se prononce avec un accent chantant. Cependant, cette richesse ne se retrouve que peu dans la musique locale. Certains expliquent ce phénomène par l’influence de Dlul, d’autres par l’héritage du gouverneur Flageolant. Quoi qu’il en soit, entre les chansons qui font "Bom bolobom bolobom" et celles qui font "Dis à moin, dis pas moin", on a vite l’impression d’avoir tout entendu. En plus, de nombreux chanteurs ont des voix de jeunes coqs enroués, à croire que c’est la tradition qui veut ça [4].

Dans tous les cas, la population régionale est très accueillante, pour peu qu’on soit sur place pour une durée limitée. Typiquement, une décade ou deux de pèlerinage dlulien vous assurera les bonnes grâces de vos hôtes, surtout dans la mesure où elle leur assure également un revenu. Mais compte tenu de ce qui leur est arrivé il y a deux siècles, avec leur rêve brisé par la surpopulation et l’arrivée du travail, les Régionaux voient d’un mauvais oeil toute velléité d’immigration de la part des visiteurs. S’il y a trop de monde sur l’île, un jour, tous devront travailler à plein temps, et cela, ils ne le veulent pas. Leur bonheur tient à un fragile équilibre entre travail et vénération de Dlul, et c’est si rare, le bonheur...

Nak’hua Thorp


[1Mais pas pour autant une ancienne biscuiterie transformée en centre culturel...

[2Apparemment, Flageolant était fâché avec les divinités de l’inspiration, car son autre découverte majeure s’appelle le Nouvel Endroit.

[3Autrement appelé "le Régional de l’échoppe".

[4Mais dans l’ensemble, c’est tout de même moins affreux qu’on ne pourrait le croire sur le continent, où sévit ce ménestrel régional qui fredonne de manière affligeante "Un corset noir, c’est fait pour se voir, un corset blanc ne le reste pas longtemps"... Non, ce jeune homme n’est pas représentatif de la musique de son île !